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Court Métrages

64 La Réconciliation    66 Stella    67 Galaxis    67/68 Jane erschießt John, weil er sie mit Ann betrügt

80 Hast Du Lust mit mir einen Kaffee zu trinken?      84 Zwei Bilder

Long Métrages
68 Detektive    69 Rote Sonne      70 Supergirl      72 Fremde Stadt      74 Made in Germany and USA
75 Tagebuch    77/78 Déscription d'une Ile    80 Berlin Chamissoplatz      82/83 La Main dans l'Ombre
86 Tarot    87 Les Formes de l'Amour    88 Le Philosophe    89 Sept Femmes    91 Le Coup de Foudre
92 Die Sonnengöttin      94 Le Secret      97 Just Married      97 Bébé Tigre attend Tarzan
99 Paradiso, sept Jours avec sept Femmes      00 Venus talking      02 Rouge et Bleu
03 La Femme conduit, l'Homme dort      05 Tu m'as dit que tu m'aimes      05 Signes de Fumée
06 Le Visible et L'Invisible      08 Pink    10 La Chambre rouge     11 Dans le bleu




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Cahiers du Cinéma, Octobre 1980   Yann Lardeau, L'introuvable
Libération 12. 11. 1980   Ignacio Ramonet, Description d’une île”
France-Soir, 14.11.1980   Robert Chazal, L'initiation au voyage
Le Nouvel Observateur, No 836, 17. - 23. 11. 1980   Description d’une île”
Le Monde, 19. 11. 1980   Claire Devarrieux, Description d’une île”


L ’INTROUVABLE

Yann Lardeau
Cahiers du Cinéma
Octobre 1980
Connu, pas connu Ancien rédacteur de Filmkritik, Rudolf Thome appartient à la même génération de cinéastes que Fassbinder qui fait une apparition dans Supergirl, Wenders (qui écrivit une critique enthousiaste de Rote Sonne en janvier 70), Herzog ou Syberberg. Il a à son actif cinq courts métrages et sept longs métrages. Le dernier, Berlin Chamissoplatz sort à Berlin le même temps que Description d'une île à Paris. Farouche partisan du son direct, il a été immédiatement reconnu par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet qui participèrent matériellement à la réalisation de Jane erschiesst John weil er sie mit Ann betrügt (Jane abat John parce que celui-ci la trompe avec Ann, 1968) En France, il reste peu connu sinon pas du tout. Made in Germany a été projeté à la sauvette en 1978 (voir Cahiers, no 285) et les cinéphiles parisiens ont pu voir Description d’une île lors de la Semaine des Cahiers. Que Thome construise patiemment son œuvre, c'est certain, c'est ce que montrait à l'évidence l'hommage que lui a rendu en octobre le Goethe Institut. De film en film, on voit nettement la progression (la démarche aussi) d'un cinéaste, qui en dépit des déboires de production et de distribution n'a rien abandonné de ses projets.

Supergirl est son troisième long métrage, mais son premier projet. Tagebuch (Journal intime, 1975) reprend le thème du couple abordé dans Made in Germany und USA; Rudolf Thome et Cynthia Beatt en sont les pricipeaux acteurs. L’exuberance du Jardin botanique de Berlin y préfigure Description d’une île, alors en projet et dont Cynthia Beatt est co-réalisatrice. Ce dernier film est aussi la réalisation d'un vieux rêve : Rio Guaniamo, un film sur la jungle vénézuélienne que Thome n'avait pu faire avec la Columbia en 1971.


Séries B - made in Germany
Detektive (1968), Rote Sonne (1969), Supergirl (1971), Fremde Stadt (Etrange cité, 1972), forment une première série homogène de longs métrages où la science-fiction et le policier se mêlent allègrement dans une tentative inaboutie de relancer la Série B en Allemagne. Des détectives s'affrontent autour de belles filles pour de l'argent; un gang organisé de femmes liquident systématiquement leurs amants pour ne pas en tomber amoureuses; une extraterrestre, fan de Marvel, tente vainement d'avertir la Terre de l'arrivée des Envahisseurs; un bandit, sa femme, une bande rivale, un commissaire de police qui a du flair et un préfet véreux se partagent d'un commun accord le butin d'un hold up: les premiers films de Thome oscillent toujours entre une part de rêve contenue dans la réalité et le poids de cette réalité. S'il le faut, on s'y tue froidement, sans excès ni passion. Les filles sont toujours superbes, dominantes et d'une efficacité glacée; elles ont la perfection formelle d'un programme génétique. Face à des hommes plus courageux en mots qu'en actes, elles sont fatales comme les stars des films noirs. Ce monde est sans loi ni morale. La liberté est à nous: c'est à peine une parodie des films noirs d'Hollywood: un peu comme si, avec des moyens très réduits, Thome avait retenu essentiellement, et démesurément agrandi dans les cernes de Marquard Bohm, les clins d'œil que lance Bogart à Bacall et à la salle dans The Big Sleep. Comme s'il avait diminué d'autant l'enjeu dramatique, et l'exigence d'un réalisme ponctué de temps forts et de temps morts. La liberté n'est pas à nous: si tout est possible au cinéma, si les protagonistes semblent dépourvus de toute motivation psychologique, leurs actes n'en obéissent pas moins à un réalisme des mobiles: entre autres, l'argent. Ils sont surtout limités par une réalité beaucoup plus essentielle: leur poids physique, la finalité de leurs mouvements. Le cinéma de Thome est d'abord réglé sur une fonctionnalité des gestes et des objets, sur une crédibilité matérielle des actes. C'est la première leçon tirée des maîtres américains, Hawks ou Walsh. En découle une seconde règle, plus discrète, concernant les acteurs : leur jeu est sobre, leurs visages neutres: toute théâtralité est exclue. Les gestes de la vie quotidienne sont d'une banalité affligeante, d’une grand platitude. Et leur nature serait-elle hors du commun que leur aspect garderait encore cette platitude première que leur dicte la nécessité. Rudolf Thome dit avoir filmé les dialogues de Max Zihlmann, scénariste de ces quatre films, comme des documentaires, de la même façon que Godard, dans Alphaville, a d'abord filmé une fiction comme un documentaire.


Soustraction du temps
Ceci est encore plus flagrant dans les courts métrages, Die Versöhnung (La Réconciliation, 1964), Stella (1966), Galaxis (Galaxie, 1967), Jane erschiesst John, weil er sie mit Ann betrügt (1968) et Hast du Lust mit mir einen Kaffee zu trinken? (As-tu envie de boire un café avec moi? 1980), qui conduisent aussi bien aux films de jeunesse qu'aux films de maturité. D'abord parce que les personnages sont plus proches de nous: ils ont une existence sociale, des réactions psychologiques que nous mesurons mieux et qui fait souvent défaut dans le premier ensemble de longs métrages. Outre l'objectivité foncière de la caméra, on voit bien d'où émerge l'ambiance irréelle des films de Thome: la caméra enregistre surtout les transformations du cadre de vie urbain comme domestique (l’américanisation de l'Allemagne), elle délaisse l'environnement traditionnel. De là cette impression qu'on a souvent de se déplacer dans ces films comme dans un magazine de mode ou des shows publicitaires. L'incongruïté est du même ordre que la présence d'une bouteille de whisky ou de Coca dans un intérieur japonais d'un film d'Ozu.

Il n'y a de place ici que pour les temps morts, que pour une mort du temps. Si cet autre monde est une utopie, cette utopie n'est pas une qualité de plus du monde, elle est la soustraction d'une de ses dimensions, celle du temps. Parce que l'histoire est absente des films de Thome, chacun apparaît comme une chronique ponctuelle de son époque.

Made in Germany und USA opère une rupture, certes. Il n'en existe pas moins une continuité secrète entre ce dernier cycle des films documentaires de fiction (Made in Germany, 1974, Tagebuch, 1975 - Journal intime, Beschreibung einer Insel, 1979 - Description d'une île) et le précédent. Cette rupture formelle, en un sens, n'est que d'économie: elle résulte de la suppression du scénario à la base du film, de la soustraction des dialogues de Max Zihlmann (c'est pourquoi ou peut considérer Detektive, Rote Sonne comme autant de «descriptions d'un scénario»). Désormais la fiction s’improvise au tournage, elle se construit sous nos yeux S'il y a bien un thème de départ (les relations difficiles d'un couple dans Made in Germany, «Les Affinités électives» dans Tagebuch, et un cadre, Berlin, les USA), cette situation idéale se confond avec la réalité du tournage, les acteurs deviennent les véritables auteurs de la fiction. Le moment et la durée des prises de vues, le métrage disponible, en règlent le développement et la conclusion. L'espace du film est circonscrit par la nature des relations existant entre les acteurs présents sur le tournage: cette relation ne connaît pas de hors-champ, elle ne peut se développer que de l'intérieur. La fiction se construit d'une part avec toutes les idées que les acteurs supposent aux personnages qu'ils incarnent, avec leur propre vécu d'un tel scénario, et, d'autre part, avec toutes les réactions, toutes les résistances physiques de leurs corps à se dissoudre dans l'idéalité des personnages, à passer dans l'imaginaire de cette fiction, avec tous leurs efforts pour échapper à cette relation fermée, l'espace même du film qu'ils reconduisent inévitablement: bégaiements, hésitations, répétitions, idées fixes, immobilité des positions, mélange de pudeur et d'obscénité. Dans Made in Germany une longue discussion - qui revient toujours au point de départ: «Mais pourquoi m’as-tu trompé avec lui?» - conduit à la rupture du couple, l'un fuit l'autre en Amérique (mais entre l'Amérique et l'Allemagne, la différence n'est que de langage). La même séquence est reprise par deux fois dans Tagebuch (séparation du premier couple et constitution du second). Il n'y a plus ici qu'un long plan-séquence fixe d'une demie-heure environ avec des raccords dans l'axe par fondu. On perd, du coup, toute notion de la durée réelle de la discussion (en est-ce la totalité? Des fragments?). Chaque bobine en reprenant la conversation là où elle en était l'annule par un nouveau départ à zéro. Toute la tension de la situation s'épuisé dans sa description, cet étalement sans fin de ses termes - comme elle s'y régénère constamment : la description achevée ne peut que ramener à la situation initiale des corps et au conflit induit. La durée est essentielle à un tel cinéma puisque c'est par elle que le commentaire, l'auto-analyse, opère la mise à plat et la remise en question de tout le contenu du plan et qu'on revoit ce même plan comme si on ne l'avait jamais vu (l'usage du cinémascope dans Fremde Stadt ou Detektive effectuait la même opération sur les scénarios de Zihlmann). Il ne s'est rien passé. Mais que s'est-il donc passé? Si le tournage est l'objet même de la fiction, son seul matériau, ce principe est aux antipodes du cinéma direct (toujours soumis au besoin de dramatisation, à une surenchère de vérité - c'est pourquoi le cinéma de Thome est à la fois très proche de celui de Cassavetes par sa méthode et très loin dans son effet) et des tentatives de démystification du tournage dans le plan (s'il y a un réalisme obligé du référent au cinéma, le simple fait de filmer ici déréalise le contenu de l'image), comme de sa fictionnalisation, de sa célébration spectaculaire (La Nuit américaine montre un cinéaste constamment obligé de rattraper les accidents de tournage par rapport au scénario originel, Tagebuch, Made in Germany und USA se nourrissent de ces mêmes difficultés). La fiction est la perte du temps de tournage, la perte du temps du film, sa dissolution accomplie a la surface de l'écran. Beschreibung einer Insel est le récit de cette fuite hors du temps dans une île qui n'est qu'histoire.


"Description d'une île” - le scénario
Le scénario est le suivant : un contrat d'édition en poche, cinq jeunes gens étudient pendant six mois les mœurs des habitants de l'île d'Ureparapara, dans les Nouvelles Hébrides (organisation sociale, mythes et rites, langue, technologie, art, etc.) Le film est donc d'abord cet ensemble de matériaux ethnographiques fixés en des sons et des images. Par ailleurs il inclut les différentes réactions clé l'équipe de chercheurs au cours du séjour vis-à-vis des indigènes, et des uns par rapport aux autres. Sur le plan ethnographique strict, le film expose donc l'objet de la recherche et la méthode de travail (les moyens techniques de l'information, entretiens, dessins, photographies, cartes et plans, observation ... ). L'inclusion de la subjectivité des chercheurs est déjà une torsion de ce projet: ce n'est pas tant la marge d'erreur d'interprétation des données et les préjugés qui comptent, que la possibilité immédiate d'une ethnologie comparée entre les indigènes et les Européens.

Le film est évidemment tout à fait autre chose que son objet ethnographique: il est également, par sa description systématique, le processus de dissolution lente de sa réalité jusqu'à l'extinction complète de son image: un plan vide, l'image disparue de cette île aspirée dans le trou noir de sa description quand résonne encore une dernière fois la voix indigène : «C'est fini». Il est aussi l'impossibilité de cette science, l'improbabilité de son objet, l'impossibilité de toute représentation de la société.

Il y a peu d'élus dans ce paradis terrestre, si loin et si petit que le monde l'a oublié ou négligé, le nombre ne peut donc pas compliquer les relations entre les gens. Il y a comme une transparence obligée de ces relations directes entre les individus, analogue à la clarté de l'environnement naturel. Puisque cette île est sans histoire, hors de la tourmente du monde et comme son envers, elle est tout espace, la société y est instantanénient visualisable (il est aisé de la filmer dans son ensemble comme en détail). Le point de vue superficiel rejoint son exposé en profondeur, jusqu'à coïncider avec lui: faire le tour de l'île revient à mettre à jour, à plat, sa vérité. Cette île n'a pas de secret, toute la société petit s'y résumer en graphes, plans, cartes, schémas de parenté, dessins, photos et film. Elle est la figure du monde. Une femme peut la porter sur ses épaules (la chemise de Cynthia Beatt) avec ces trois mots : Paradise of Pacific. Ureparapara est immémoriale, légendaire, et mystérieuse son essence: elle est à la source de tous les messianismes, des grands voyages et de la Conquête de l'Ouest, elle existait déjà au cinéma, dans les contes fantastiques et les romans d'aventures. C'est L'Ile au Trésor. C'est Tabou, L'Ile du Docteur Moreau.

«Les cornes de ce croissant sont séparées par un bras de mer qui s'écoule entre elles sur environ 1100 pas et se répand sur un immense espace vide protégé des vents par la terre qui l'entoure de tous côtés. ilforme une sorte de vaste lac d'eau calme plutôt qu'agitée et fait de presque tout le centre de l'ile un port»
(Thomas More, Utopia).

Ureparapara est la preuve de l'existence de l'Utopie.
Ureparapara-Utopie.
Après quoi le Monde n'a plus qu'à recommencer son histoire, deuxième version de la Génèse: Ureparapara contient toute l'histoire du monde, c'en est la mémoire depuis le mythe de la création. Echanger un poste de radio contre des coquillages, c'est aussi réinventer la monnaie. Les ethnologues investissent scientifiquement leur terrain, comme une patrouille ou un commando aéroporté qui précéderait de quelques semaines des puissances rivales: les gardes-côtes français et anglais qui sillonnent la mer. Herzog avait filmé ses soldats au repos dans Signes de vie, oscillant entre l'archéologie et les valeurs paysannes, de même qu'ici un bel athlète blond (Brian Beatt) apparaît soudainement dans une partie de football, maître de la balle au centre d'une mêlée dépareillée d'indigènes. Le relevé topographique est d'abord un outil militaire. Mais cette armée n'est qu'une armée de touristes avec ses appareils photos, son matériel de plongée, ses sacs de couchage et ses bouteilles thermos, soucieuse avant tout de son confort (la monstruosité du touriste: voir Scarabea de Syberberg). Mais ces allures de vacances sont scolaires, il faut faire de la géographie et des langues,de la botanique et du dessin, rendre ses devoirs au prof, Cynthia Beatt: les élèves se rebellent. Derrière cette école, se dresse l'usine, et le salariat ... Ces envahisseurs ne sont que des exilés qui fuient une Allemagne trop policée.

Car en face d'eux il n'y a rien, rien qu'une autre histoire, l'histoire d'autres fuites: celle des Mutinés du Bounty qui ne purent accoster; celle des indigènes que la famine chassa de 1eurs terres et qui ne rêvent que d'y retourner. Et si ce paradis n'était que la douceur trompeuse de l'enfer? Le Sauvage décrit aux réfugiés de Berlin le manque d'air de cette prison, l'agressivité de sa forme et sa pollution, les abus de la colonisation, l’aliénation impitoyable du travail. Il n'y a d'ailleurs pas de Sauvages sur cette île, il n'y a que des Civilisés avec la même histoire que les autres: tous mariés très catholiquement et divisé entre les Partis Politiques de l'Indépendance, ils s'appellent (Georges, Charles, Jonathan ou Nickelson; ils ont la nostalgie des traditions perdues. L'énigme est donc entière: avant les ethnologues, avant le cinéma, avant les habitants de Reef-Island, avant le Bounty, qu'y avait-il sur cette île? Ureparapara est la réfutation de l'Utopie.

Dès le premier plan, les voyageurs nous l'avaient pourtant bien dit: «Elle ne cesse de changer de proportions» -mais nous ne pouvions voir cette île à géométrie variable autrement que dans le retour permanent de son cadre d'ensemble. Ureparapara est un mirage, elle croît démesurément, tout repère détruit le fragile équilibre des connaissances précédentes. Elle est surpeuplée: Brian Beatt rejoint l'équipe, la Marine française y fait halte, puis les Anglais. Cynthia Beatt découvre avec effroi qu'une pléthore de diables habite chaque indigène. Nouvelle version de La Nuit du chasseur: cette multitude de Tamates la poursuit dans un véritable acting-out.


Soustraction du poids.
La folie douce, envoûtante, de ce monde (et de ce film) tient pour beaucoup à la constante égalité du son, à ce silence premier où les bruits et les voix se détachent comme étouffés dans une brume. Elle tient aussi à l'uniformité de l'image, cette légère distance conservée par la caméra à l'intérieur du groupe qui la maintient à la fois un peu en retrait, à l'abri des personnages et des évènements et, sans pouvoir de préemption dessus, la rapproche considérablement d'eux, dans l'immatérialité d'un frôlement ou d'un chuchotement. Parce que cette oreille et ce regard ne hiérarchisent pas les différentes composantes du son et de l'image parce qu'ils ne spécifient pas des axes de signification (même si le film obéit à un découpage précis de ses séquences: technologie, jardinage, organisation sociale, mythes, rites, etc.), parce que chaque personne, chaque évènement y est traité également, la fluidité du montage exténue la tension des antagonismes, annihile les différences (le Sauvage et le Civilisé, le Masculin et le Féminin, la Nature et la Culture). Ce nivellement du sens (des perceptions) confère à l'île cette qualité irréelle d'une vie au ralenti, sans effort parce que sans résistance, comme si les choses et les êtres avaient perdu la mesure de leur propre poids et s'étaient progressivement laissés gagner par l'apesanteur, la matière molle de l'image.

Comme Tabou ou Milestones, Beschreibung einer Insel est un film unique, essentiel à la magie du cinéma sans qu'on puisse dire exactement en quoi, sinon qu'il tourne le dos au schéma directeur de la quasi-totalité des films. Le montage cinématographique en général mise toujours sur un rapport de forces avec le spectateur, sur une mémorisation de temps ou de points forts de l'image dont les temps faibles, les temps morts, une amnésie partielle, accumulent l'énergie. (Godard est la forme exacerbée de cette tendance: celle d'une détente extrême des sens par leur tension maximale en un point du film). A l'inverse, Description d'une île joue sur la faculté immédiate de l'image et du son à s'évanouir, sur l'annulation de l'image en son passage - sur une progression amnésique du spectateur. On peut voir et revoir ce film, l'effet sera toujours le même, et on ne pourra jamais le revoir parce que le charme agira de nouveau, à neuf : la plénitude de n'être plus soi-même que ce corps vide du monde, cette nuit sans mémoire du dernier plan où le film a oublié ses images.

BESCHREIBUNG EINER INSEL. (DESCRIPTION D'UNE ILE). R.F.A. 1977/79. Réalisation : Rudolf Thome et Cynthia Beatt. Photo: Matthew Flannagan, Sebastian Schröder. Montage: Clarissa Ambach. Son: Max Hensser. Production: Moana-Film GmbH, Berlin. Interprétation : Gabrielle Baur, Brian Beatt, Cynthia Beatt, Susanne Christmann, Otto Kayser, Edda Köchl.



L'ART DE LA FUITE
Description d’une île”

Ignacio Ramonet
Libération
12. 11. 1980
L’île en question s'appelle Ureparapara et fait partie des îles Banks, archipel septentrional des Nouvelles Hébrides, Etat océanien ayant accédé à l'indépendance en mai dernier, lui-même situé juste au nord de la Nouvelle Calédonie. Vous voyez où c'est? Exactement aux antipodes, au coeur des Mers du Sud paradisiaques et de la mystérieuse Mélanésie.

Dans cette île débarquent donc un (beau) jour un groupe de jeunes Allemands (plus deux Américains) avec un projet bien précis : procéder à une description intégrale de Ureparapara, tout décrire selon tous les paramètres (occidentaux) du savoir: rites, botanique, géographie, cuisine, géologie, sociologie, pharmacopée, mythologie, économie, etc... tout, absolument tout. Ils se donnent six mois pour accomplir leur projet, qui prendra la forme d'un livre (illustré de fort beaux dessins) qu'un éditeur s'est engagé préalablement à publier. Le film montre le travail d'enquête et la vie quotidienne des enquêteurs; il faut se garder de confondre le projet des descripteurs et celui des cinéastes (que l'on voit jamais).

L'entreprise des descripteurs, dans sa démesure et son arrogance, relève d'une tradition encyclopédiste caractéristique du XVIIIème siècle, de cette sorte de confiance aveugle en l'efficacité explicative des «sciences naturelles» à inventorier l'univers (confiance aveugle qu'entretiennent aujourd'hui les «sciences humaines»); description d'ailleurs est un concept scientifique (il suppose l'objectivité, l'impartialité) indispensable à la raison naturaliste et souvent employé par opposition à la démarche littéraire ou poétique («la description, disait Max Jacob, c'est le contraire même de la poésie»); le plus grand de tous les naturalistes, Alexandre von Humboldt, intitulé d'ailleurs son oeuvre-maîtresse : Cosmos, Essai de Description physique du Monde.

Le trésor de cette île, pour nos héros néo-stevensoniens, réside donc dans l'ignorance où on la tient, dans le capital de savoir qu'ils vont pouvoir accumuler sur elle six mois durant;

Le film procède à la manière du lecteur des romans de Jules Verne : il saute sur les interminables pages de descriptions naturalistes (relisez l’ile mystérieuse ou Deux Années de Vacances) et ne conserve, bien heureusement, que les instants de forte intensité relationnelle.

La force du film son intérêt permanent (il dure pourtant plus de trois heures) naissent précisément de la discrète ironie avec laquelle Rudolf Thomé observe les tâtonnements consciencieux (et naïfs) de ces nouveaux naturalistes écartelés entre les modèles vernien et humboldtien.

Les Ureparapariens ressemblent peu, malgré l'indéniable harmonie de leur communauté, à des êtres d'utopie; convertis à l'anglicanisme, intégrés à l'économie régionale du coprah, parlant souvent l'anglais (dans sa version pidgin) et commentant les traditions ancestrales avec un sourire entendu, ces lointains Mélanésiens ne sont ni de bons sauvages spontanément exemplaires d'un civisme édénique, ni des êtres entièrement acculturés par les frottements coloniaux. Le film nous les présente vivant dans un univers rural où la forêt tropicale leur fournit presque tout; avec des matériaux quasi exclusivement végétaux, ils bâtissent leurs maisons, élaborent des mets singuliers, guérissent les blessures et les migraines, appâtent les poissons, composent et décorent leurs masques de cérémonie, etc... Mais l'enjeu politique de leur Etat les concerne, ils connaissent l'enjeu de l'indépendance et militent en faveur des thèses du Vanuaaku (1) ; il leur arrive de critiquer le climat (humide et nuageux) de leur île et d'exprimer leur projet d'émigration.

Le film fait l'impasse sur la vie érotique des Uréparapariens (à l'exception d'une allusion mythique à la fondation de l'île) et ne donne quasiment - jamais la parole, aux Uréparapariennes; mais trois heures ne suffisent pas pour décrire filmiquement; une île. On sort de ce film en se posant mille questions sur Vanuatu, sur l'échec des utopies, sur les mirages des ethnologues... et on se met à rechercher le livre des descripteurs. A quand sa publication en français ?



L'INITIATION AU VOYAGE

Robert Chazal
France-Soir
14.11.1980
Pendant six mois, un groupe d'Européens s'installe dans une petite île des Nouvelles-Hébrides, Ureparapara, dans le but de s'initier aux moeurs des habitants. Ils veulent surtout retrouver ce qui subsiste de leurs coutumes, que différentes expéditions et en particulier la civilisation chrétienne ont fait, en grande partie, disparaître ou tout au moins camoufler.

Une des conversations (en anglais) de la coréalisatrice Cynthia Beatt avec un insulaire est passionnante et très révélatrice: on réalise quel fossé sépare les modes de vie et même les sensibilités.

Pour les gens d'Ureparapara. l'organisation sociale semble le résultat d'initiations successives, d'alliances ou de mésalliances; l'échelle des valeurs paraît, dans une certaine mesure, concrétisée par les couleurs, etc.

Mais la démarche du film est double. En même temps qu'ils s'installent avec certaines difficultés, malgré l'accueil plutôt favorable des autochtones, et qu'ils cherchent à étudier et comprendre les moeurs locales, les étrangers vont à la découverte d'eux-mêmes. Ce contact prolongé et plein de surprises avec une humanité différente amène les Européens à se remettre en question. Ainsi les discussions qu'ils ont entre eux, sur euxmêmes, sur leur aventure, sur leur avenir sont-elles pleines d'enseignements. s'Ils sont venus dans cette île, protégée de l'envahissement touristique c'est, en partie, pour écrire un livre sur une civilisation en vole de disparition.

Ils parlent du plan de ce livre mais le film ne nous cache pas des affrontements où, par exemple, quelques membres de l'expédition s'insurgent contre l'autoritarisme de la coréalisatrice Cynthia Beatt, qui a incontestablement plus d'allant que tous les autres. Ce festival de reproches a, d'ailleurs, lieu en l'absence de «l'accusée», un moment éloignée par la maladie.

Ce film de trois heures et douze minutes, que l'on pouvait croire austère est intéressant de bout en bout et même souvent passionnant. La personnalité de chaque membre de l'expédition se dessine avec netteté, au point qu'il y a les sympathiques et ceux qui le sont moins. Mieux, certaines individualités de la population locale nous deviennent familières et nous en apprenons autant sentimentalement qu'intellectuellement.

En outre, Rudolf Thome et Cynthia Beatt n'ont pas abusé de la « belle »photo de voyage ni du folklore trop «touristique».

En restant près de la vérité et même en ne mettant totalement au service de cette vérité, ils ont réussi un très bon film d'aventures physiques et morale.

Il faut souhaiter que le succès de cette invitation à un voyage extérieur et intérieur dépasse le cercle des cinéphiles pour atteindre un public plus large qui ne le regrettera pas.


DECRIPTION D'UNE ILE

Le Nouvel Observateur
No 836, 17. - 23. 11. 1980
Un peu plus de trois heures durant, le spectateur habite le film. Il débarque à Ureparapara, dans les Nouvelles-Hébrides, avec l'équipe germano-britannique venue étudier les mœurs autochtones. Mais, avant d'apprendre quoi que ce soit, les Européens doivent se familiariser avec une nouvelle vie où, plus encore que les animaux, les arbres et les feuilles ont la vedette: on en fait en un instant des instruments de musique, des jouets, des drogues. Le voyage est conçu comme aide à l'élaboration d'un livre et le film a en effet le charme de toujours demeurer un projet sans jamais devenir une enquête achevée. Alors, le spectateur se promène dans «Description d'une île», quelquefois aussi passionné par la vie des Européens que par celle des autochtones et parfois l'esprit ailleurs. Car, avant d'être un film ethnologique, c'est un film "différent” et dans lequel on se sent bien.



DECRIPTION D'UNE ILE

Claire Devarrieux
Le Monde
19.11.80
Le bichelamar, langue locale, le string-band (musique), le lap-lap (plat national), le kava (boisson euphorisante), le sabre d'abattis (pour se tailler un chemin dans la brousse), les cocotiers, le copra, l'humidité, le corail et les requins, le retour à la «coutume» après l'influence des évêques... tout y est, ou presque, dans le film sur les Nouvelles-Hébrides (le Vanuatu, depuis l'indépendance, le 30 juillet), de Rudolf Thome et Cynthia Beatt.

Leur documentaire de fiction a été tourné dans une des petites îles de l'archipel, Ureparapara. On y voit débarquer, et s'installer pour six mois, une equipe de jeunes Allemands décidés à tout inventorier (faune, flore, société, économie, etc.), pour revenir chez eux avec un livre. Mais apparemment, la nonchalance néo-hébridaise l'emporte sur l'enthousiasme scientifique, et la culture mélanésienne dissocie le groupe des observateurs. Ils se posent beaucoup de questions, le film propose d'autres réponses : la réalité, de toute façon, l'emporte.

C'est finalement un grand mystère, que cette «Description d'une île» (ou plutôt: histoire d'une description). Elle dure trois heures et demie, sans effort, sans ennui, de la part du spectateur, à condition qu'il se laisse prendre au jeu, qu'il s'embarque lui aussi dans cette aventure, accepte de ne pas tout comprendre, de se laisser aller à ces belles images fraternelles, où les enfants, sans se troubler, vivent à l'heure des magnétophones et des chefs coutumiers, sans jamais avoir vu la télévision.

Il faudrait conseiller à une équipe française de se rendre à Port-Vila et de trouver, à son tour, un îlot perdu. La francophonie est maltraitée dans ce film, il n'y a pas de raison.